Capter l’attention par le rythme

Jean Mallard

Parmi les techniques que j’utilise pour faire vivre un texte de théâtre, il y a celle qui consiste à varier le débit d’une phrase. L’objectif est de ne pas tomber dans la monotonie. L’encéphalogramme plat. Le débit qui ne varie jamais et qui fige la parole, l’endort et la rend soporifique.

Ça va vite.

Ça va pas vite.

Ça se ralentit.

Ça se précipite.

Ça s’accélère.

Laisser filer la phrase fulgurante comme un torrent, la faire tourbillonner, ou la ralentir, l’étirer, la scander. La ralentir via une ponctuation pour faire entendre un jeu de mot, une allitération, ou simplement pour laisser retomber l’émotion dans le coeur de l’auditeur.

J’aime parler d’aérodynamisme de la phrase, et penser la vitesse d’une phrase par rapport à l’air.

Ce qui compte ce sont les ruptures.

Les changements de débit font naître des reliefs dans la phrase. Il faudrait je crois que la parole soit aussi variée qu’une carte IGN. En coup d’oeil on comprend les reliefs, la présence d’un pic, d’une vallée ou d’une forêt.

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Je suis convaincue que la parole, au même titre qu’un film, une BD, une pièce de théâtre, doit intensifier la vie de celui ou celle qui l’écoute. Elle incarne pour moi la plus haute forme du vivant, de la vitalité.

Alors, à la suite d’une prise de parole, insufflez-vous de l’énergie à votre audience ? À votre interlocuteur?

On me demande souvent : alors, quand ralentir ? Quand accélérer ? Quand marquer un silence ?

Il n’y a pas de règle, et cela dépend de chacun. À titre personnel, j’utilise la lenteur pour exprimer une idée clé ou synthétiser un argument; et j’accélère pour raconter une histoire ou un exemple.

Pour s’exercer, j’aime m’entraîner sur de la poésie. La poésie a sa vie propre, et en la lisant, on trouve soi-même intuitivement comment varier les débits. C’est la poésie qui porte : la phrase prend soudainement feu et nous incite à l’accélérer, presque malgré nous.

En coaching je lie le travail respiratoire à la variation des débits. Je suis convaincue que le travail respiratoire est le plus profond et juste à réaliser pour progresser en prise de parole.

Tenez, si vous voulez vous entraîner ce soir à la lecture à voix haute pour préciser les variations de débit, exercez-vous sur une poésie ou alors sur ce magnifique texte du génial Valère Novarina. Vous m’en direz des nouvelles 🙂

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Les points, dans les vieux manuscrits arabes, sont marqués par des soleils respiratoires… Respirez, poumonez ! Poumoner, ça veut pas dire déplacer de l’air, gueuler, se gonfler, mais au contraire avoir une véritable économie respiratoire, user tout l’air qu’on prend, tout l’dépenser avant d’en r’prendre, aller au bout du souffle, jusqu’à la constriction de l’asphyxie finale du point, du point de la phrase, du poing qu’on a au côté après la course.

Bouche, anus. Sphincter. Muscles ronds fermant not’ tube. L’ouverture et la fermeture de la parole.

Attaquer net (des dents, des lèvres, de la bouche musclée) et finir net (air coupé). Arrêter net. Mâcher et manger le texte. Le spectateur aveugle doit entendre croquer et déglutir, se demander ce que ça mange, là-bas, sur ce plateau. Qu’est-ce qu’ils mangent ? Ils se mangent ? Mâcher ou avaler. Mastication, succion, déglutition. Des bouts de texte doivent être mordus, attaqués méchamment par les mangeuses (lèvres, dents) ; d’autres morceaux doivent être vite gobés, déglutis, engloutis, aspirés, avalés. Mange, gobe, mange, mâche, poumone sec, mâche, mastique, cannibale ! Aie, aie !… Beaucoup du texte doit être lancé d’un souffle, sans reprendre son souffle, en l’usant tout. Tout dépenser. Pas garder ces p’tites réserves, pas avoir peur de s’essouffler. Semble que c’est comme ça qu’on trouve le rythme, les différentes respirations, en se lançant en chute libre. Pas tout couper, tout découper en tranches intelligentes, en tranches intelligibles – comme le veut la diction habituelle française d’aujourd’hui où le travail de l’acteur consiste à découper son texte en salami, à souligner certains mots, les charger d’intentions, à refaire en somme l’exercice de segmentation de la parole qu’on apprend à l’école : phrase découpée en sujet-verbe-complément d’objet, le jeu consistant à chercher le mot important, à souligner un membre de phrase, pour bien montrer qu’on est un bon élève intelligent – alors que, alors que, alors que, la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d’air, une colonne à échappée irrégulière, à spasmes, à vanne, à flots coupés, à fuite, à pression.

 Où c’est qu’il est l’coeur de tout ça ? Est-ce que c’est l’coeur qui pompe, fait circuler tout ça ? Le coeur de tout ça, il est dans l’fond du ventre, dans les muscles du ventre. Ce sont les mêmes muscles du ventre qui, pressant boyaux et poumons, nous servent à déféquer ou à accentuer la parole. Faut pas faire les intelligents, mais mettre les ventres, les dents, les mâchoires au travail.

Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », in Le Théâtre des paroles, P.O.L., 1989, p. 9 et suiv.